Chapitre 18
Cette discussion était trop importante pour avoir lieu dans le couloir. Aussi j’appelai les autres membres du Conseil – Andy, Brian et Barbie – afin qu’ils nous rejoignent pour une nouvelle réunion. Cette dernière semaine, nous nous étions vus plus souvent qu’au cours du mois passé.
Bien sûr, la présence de William nous posa quelques problèmes logistiques. À moins que nous décidions de lui faire confiance – ce qui ne risquait pas d’arriver –, nous ne pouvions le laisser sans surveillance. Aucun verrou ne peut résister à un démon et la terrifiante chambre noire était la pièce la plus sûre de la maison uniquement parce qu’elle ne comportait pas de fenêtres. Je soupçonnais d’ailleurs qu’il s’agissait d’un aménagement effectué par Adam lui-même, car personne n’aurait accepté de la construire ainsi.
Si William avait vraiment l’intention de s’échapper, il pouvait toujours casser le mur. Mais il produirait alors un tel vacarme que nous serions probablement en mesure de l’arrêter.
Finalement, nous décidâmes d’assigner Barbie et Andy aux postes de gardes. C’étaient les deux seuls membres qui ne se plaindraient certainement pas d’être évincés d’une réunion du Conseil et, même si personne ne l’exprima à voix haute, également ceux dont la contribution ne risquait pas de manquer – Barbie parce qu’elle était relativement nouvelle dans le cercle et Andy parce qu’il s’en fichait tout simplement.
Barbie protesta pour la forme, mais je crois que c’était plus par curiosité qu’autre chose. Andy se contenta de hausser les épaules. J’eus envie de le secouer pour le sortir de son perpétuel état de trouille. Que Dieu m’en garde, je pense que je commençais à comprendre pourquoi Raphael trouvait mon frère si agaçant. J’inspirai profondément et me rappelai qu’Andy n’aurait pas été ainsi si Raphael ne l’avait pas maltraité. Pour la première fois cependant, je n’en fus pas totalement convaincue. Raphael m’avait avoué qu’Andy n’était pas aussi fort que moi. Peut-être avait-il raison.
Nous postâmes Barbie à un bout du couloir, ce qui lui laisserait amplement le temps de tirer une décharge au Taser si William s’aventurait hors de la chambre. Puis nous plaçâmes Andy en bas de l’escalier. Sa ligne de tir serait dégagée dès que la porte s’ouvrirait. L’un d’entre eux réussirait bien à viser juste.
Adam se glissa seul dans la chambre noire pour informer William qu’il n’avait aucune chance de s’enfuir et pour lui décrire ce qu’il lui ferait s’il essayait. J’étais ravie de ne pas avoir à entendre ses explications.
Aucun de nous ne se sentait complètement en sécurité avec notre démon prisonnier à l’étage, mais impossible de faire mieux. Quand nous fûmes tous réunis dans le salon d’Adam et Dom, je me tournai vers Raphael.
— Crache le morceau, dis-je.
Il n’avait jamais vraiment aimé recevoir d’ordre de qui que ce soit, en particulier de moi mais, réprimant ses réflexes naturels, il se contenta de me lancer un regard mauvais avant de s’adresser aux membres du Conseil.
— Nous savons tous que tant que Dougal est en vie le retour de Lugh sur le trône est compromis, commença-t-il. Dougal sera vraiment en mauvaise posture s’il perd une partie de ses partisans, et sa situation empirera si le Conseil lui enlève sa place de régent. Il va vouloir à tout prix éviter ça. Et si, malgré tout, cette hypothèse se réalise, il lui sera encore plus difficile d’atteindre Lugh. Mais ce ne sera pas impossible. Même si Dougal mord la poussière, s’il parvient à éliminer Lugh, tous ses problèmes disparaîtront.
— Nous savons tous ça, l’interrompit Saul. Arrête de faire ton numéro pour la galerie et viens-en au fait.
Raphael lui présenta un visage neutre, même s’il était évident que Saul souhaitait blesser son père.
— Le fait ne prendra tout son sens que dans le contexte. Personne ici ne m’accorde une confiance absolue. C’est pourquoi je tiens à vous exposer mon raisonnement dans sa totalité.
Habituellement quand Raphael rappelait qu’aucun d’entre nous n’avait foi en lui, il parvenait à paraître boudeur, comme si nous nous comportions en quelque sorte injustement en le soupçonnant d’intentions louches, peu importait combien de méfaits il avait commis, ou combien de mensonges il avait proférés. Mais cette fois-ci, il évoqua notre méfiance comme une réalité et non comme une insulte. Il remonta légèrement dans mon estime.
— Donc, poursuivit Raphael, peu importe à quel point les choses peuvent mal tourner pour Dougal au Royaume des démons, nous devons le tuer. Nous le savions depuis le début, mais nous devions le faire venir sur la Plaine des mortels pour y parvenir, et nous savons tous qu’il n’est pas stupide ni arrogant au point de se mettre en position de vulnérabilité. Mais si ce que nous dit William est vrai, Dougal commence sérieusement à avoir chaud aux fesses. Il se peut que nous ne nous sentions pas plus en sécurité, mais sa vie pourrait se compliquer si ses partisans se retournent contre lui. Soyons clairs, si suffisamment de ses partisans réussissent à convaincre le Conseil royal qu’il a essayé de tuer Lugh, il pourrait se retrouver en prison. (Raphael frémit sans qu’il s’agisse d’un quelconque effet dramatique.) Croyez-moi, au Royaume des démons, c’est un destin bien pire que celui de mourir.
— Un destin que tu mériterais toi-même, marmonna Saul.
Tout le monde savait qu’il s’était exprimé dans l’intention que Raphael l’entende. Ce dernier serra les poings, les yeux fermés. Visiblement, Saul avait visé juste. Raphael avait déjà dit que Lugh était tellement respectueux des lois qu’il mettrait son frère en prison pour les crimes qu’il avait commis, même si ce dernier l’aidait à remonter sur le trône.
— Jetterais-tu vraiment Raphael en prison ? demandai-je à Lugh dans ma tête.
— Nous en reparlerons plus tard. Dis à Saul de ma part que s’il se permet un nouveau commentaire qui ne soit pas constructif, je l’envoie remplacer Barbara pour monter la garde, dit Lugh d’une voix agacée. Nous n’avons pas le temps pour ce genre de mesquinerie.
Avec réticence, je transmis le message. Saul ne me connaissait pas aussi bien que les autres et ne savait donc pas encore à quel point j’étais incapable de mentir. Alors que le reste des membres du Conseil savait qu’il s’agissait des mots de Lugh, Saul, pour sa part, en doutait. Il me jeta un regard assassin.
— Nous devrions discuter de la manière d’attraper et d’arrêter ce Julius et pas perdre notre temps à défaire les nœuds de la pensée de mon père. Nous n’avons pas besoin de cette distraction.
Raphael roula des yeux.
— William a raison. Julius se sera sûrement installé ailleurs. Et peu importe le nombre de partisans que nous éliminons si Dougal est encore en vie.
Le visage de Saul trahissait qu’il n’était pas convaincu par ce raisonnement, mais il se retint de discuter davantage.
— Continue, encourageai-je Raphael. Je suis curieuse de savoir où tu veux en venir, même si Saul ne l’est pas.
Raphael m’adressa un léger sourire.
— Bien. Ce que je veux dire, c’est que Dougal pourrait se retrouver dans une merde noire s’il n’élimine pas rapidement Lugh. Suffisamment dans la merde pour risquer de venir sur la Plaine des mortels en personne s’il pense que c’est le meilleur moyen pour se débarrasser de Lugh.
— Que proposes-tu exactement ? demandai-je.
— Je propose de réexpédier notre ami William au Royaume des démons afin de semer la zizanie.
Nous nous mîmes tous à parler en même temps, nos voix se mélangeant en un tel brouhaha qu’il était impossible de distinguer les propos de chacun. Raphael leva la main pour ramener le silence et, de manière surprenante, tous, y compris Saul, obéirent.
— C’est risqué, admit Raphael dans le silence tendu. Je ne crois pas que William soit l’innocente victime qu’il affirme être. Je pense que c’est juste une mauviette qui retournera sa veste si elle pense avoir trouvé une position plus confortable. Mais je peux lui promettre de lui accorder le pardon royal s’il contacte les partisans de Lugh au Royaume des démons pour leur dire que leur roi désapprouve sans ambiguïté la régence de Dougal.
Adam secoua la tête.
— Les partisans le croiront, parce qu’ils le sentent probablement déjà. Ce n’est pas comme si William pouvait leur en apporter la preuve.
— Peut-être pas, dit Raphael. Mais si la rumeur se propage, la pression sur Dougal s’accentuera et il sera encore plus pressé de s’en prendre à Lugh. Et n’oubliez pas tous ces démons que Dougal envoie sur la Plaine des mortels. S’il est en train d’élaborer un plan, nous devons le perturber autant que possible et rapidement.
Ce fut mon tour d’émettre une objection.
— Tu sais autant que nous que William risque d’aller raconter à Dougal que tu es Lugh. Et Dougal lancera ses partisans contre toi.
— Comme je l’ai dit, c’est un risque à courir. Mais ce n’est risqué que pour moi, pas pour Lugh. De plus, puisque je joue le rôle du roi, Lugh peut me donner le Nom véritable de William afin que je puisse l’appeler de nouveau sur la Plaine des mortels dès que nous le voudrons. Ce qui signifie que j’aurai plus de pouvoir sur William que Dougal lui-même. Et plus de moyens de le faire souffrir. Il devra choisir entre trahir Dougal ou me trahir. Avec la bonne motivation, je parie qu’il trahira Dougal.
— C’est un plan ridicule, décréta Saul, son expression si renfrognée que c’en était presque douloureux de le regarder. Et je ne vois pas en quoi cela nous aidera. Pourquoi donc pousser Dougal à être prêt à tout ? Il n’est pas évident qu’il décide de se montrer sur la Plaine des mortels. Il peut très bien se contenter d’exciter davantage ses partisans.
— À un moment donné, poursuivit Raphael, il lui viendra à l’idée que la seule chose à faire pour évincer Lugh à temps et éviter d’aller en prison est de venir sur la Plaine des mortels et de jouer le rôle d’appât. Il sait que nous devons le tuer et qu’on ne peut le faire au Royaume des démons. Mais s’il peut venir ici et attirer Lugh dans un piège, il pourra être certain de garder le trône.
Saul écarta cette remarque d’un geste de la main.
— Ce n’est pas un plan. Ce ne sont que des vœux pieux.
— Je ne suis pas d’accord, rétorqua Raphael, toujours calme et raisonnable. J’ai été impliqué dans nombre de complots aux côtés de mon cher frère et je sais comment son esprit fonctionne. (Il se tourna vers moi, mais son regard me traversa, car il était destiné, tout comme ses mots, à Lugh.) Toi et moi ne nous comprendrons jamais vraiment. Mais Dougal, je le comprends.
— Et il te comprend également, répliquai-je, sans attendre la réaction de Lugh. Est-ce qu’il ne risque pas de reconnaître ta signature dans tout ça et de se douter qu’il s’agit d’un piège ?
Raphael secoua la tête.
— Il pense qu’il me comprend, mais ce n’est pas le cas. S’il me comprenait réellement, il ne m’aurait pas mêlé au complot visant à tuer Lugh en premier lieu. Il sait que je l’ai trahi, mais je mettrais ma tête à couper qu’il ne sait toujours pas pourquoi. Je suis certain qu’il pense que je l’ai fait par intérêt personnel. L’idée que je puisse être réellement loyal envers Lugh ne lui viendrait jamais à l’esprit.
— À moi non plus, marmonna Saul, même si de nouveau il était évident qu’il souhaitait que Raphael l’entende.
Raphael se tourna pour jeter un regard de colère à son fils. Ses yeux brillaient de cette étrange lueur qui se manifeste chez les démons quand ils sont vraiment très énervés.
— Oh oh, murmura Lugh dans ma tête.
— J’en ai assez entendu de toi, fils, déclara Raphael d’une voix glaciale qui me fit frissonner.
Saul se leva si vite qu’il fit basculer sa chaise. Il le prenait toujours mal quand Raphael l’appelait « fils », ce qui était sans doute pourquoi ce dernier le faisait régulièrement.
Raphael resta assis et la lueur dans ses yeux s’intensifia.
— Maîtrise-toi ! gronda-t-il. Est-ce à ce point important pour toi de me rabrouer que tu te permettes de perturber une réunion du Conseil ? Nous parlons de tuer Dougal, de protéger la vie de Lugh et de le remettre sur le trône, et ta seule contribution serait de m’insulter de temps à autre en espérant qu’une de tes attaques me touche ?
Saul s’immobilisa, le visage cramoisi sous l’effet d’un sentiment qui n’avait rien à voir avec la colère. J’étais impressionnée par la stratégie de Raphael. Il n’y avait rien que Saul puisse dire à présent qui ne le ferait passer pour une tête brûlée égoïste, plus utile auprès de notre prisonnier que parmi le Conseil. Il déglutit avec difficulté, les muscles de ses joues tressaillant alors qu’il serrait les dents. Il parvint cependant à calmer sa rage.
Après avoir remis sa chaise sur pieds, Saul se laissa tomber dessus sans ajouter un mot.
— Tu penses vraiment que ce plan va fonctionner ? demandai-je, en essayant de reprendre le cours de notre réunion.
Raphael cligna des yeux comme s’il avait oublié un instant l’endroit où il se trouvait. Puis son regard se concentra sur moi.
— Je pense que ça peut marcher. Sans pouvoir le garantir. Mais vous ne croyez pas qu’un plan qui peut fonctionner est mieux que pas de plan du tout ?
Je devais admettre qu’il marquait un point – si William nous disait un tant soit peu la vérité.
— Comment peux-tu être sûr que ça devient réellement critique pour Dougal ? demandai-je. Si nous ne sommes pas certains de croire le reste de l’histoire de William, pourquoi devrions-nous le croire sur ce point ?
— Je suis sûr qu’il nous dit la vérité au sujet des difficultés de Dougal. Les gens – humains et démons – sont plus enclins à soutenir un gagnant et Dougal ressemble de moins en moins à un gagnant.
— Puisque tu as fait partie du cercle proche de Dougal, intervint Adam, tu connais pas mal des personnes impliquées, non ?
Raphael acquiesça.
— En effet. Et je vois en quoi la défection d’Alexander peut les mettre mal à l’aise. Les démons qui sont aussi loyaux envers Dougal que nous le sommes envers Lugh sont une poignée. Mais davantage sont des opportunistes, à l’image de William. Et, apparemment, Alexander. J’aurais pensé qu’il faisait partie de la poignée de fidèles, mais j’ai dû me tromper. (Il se tourna vers moi.) Je crois en l’histoire de William et je crois également que les ennuis de Dougal nous donnent une véritable occasion de l’attirer sur la Plaine des mortels. Mais c’est à Lugh de décider si ça vaut le coup.
— J’ai une dernière question avant que nous prenions une décision, dis-je. Que ferons-nous de William si nous ne voulons pas suivre le plan de Raphael ?
Le silence de la pièce fut assourdissant. Soudain, plus personne ne voulut affronter mon regard. Pas besoin d’être un génie pour comprendre ce que ça signifiait.
— Nous allons le tuer, dis-je d’une voix qui tenait plus du murmure.
J’avais été impliquée de manière indirecte dans la mort par le feu de plusieurs démons mais, chaque fois que cela s’était produit, c’était parce que quelqu’un d’autre – soit Raphael, soit Lugh, ou plus récemment l’État de Pennsylvanie – avait pris cette décision à ma place. Je n’étais pas certaine d’avoir la force de participer ni même de simplement détourner le regard, si j’avais le choix.
Raphael brisa le silence.
— S’il ne nous est d’aucune utilité, alors nous ne pouvons nous permettre de le garder en vie. Tu le sais.
Je le savais sans pour autant m’en réjouir. Je me tournai vers Brian qui évitait mon regard comme tout le monde.
— Et toi ? demandai-je. Tu peux rester assis comme ça pendant que nous commettons un meurtre prémédité ?
Il avait réussi à digérer le meurtre de der Jäger, mais il avait dû prendre sa décision dans la fièvre du moment, en présence d’un danger plus tangible et immédiat. Là c’était une tout autre affaire.
Il haussa les épaules.
— J’espère vraiment que Lugh acceptera le plan de Raphael afin que je n’aie rien à faire avec tout ça. (Il parcourut du regard l’assemblée des partisans de Lugh avant de secouer la tête.) Si ces types décident que William doit mourir, toi et moi n’avons aucun moyen de les en empêcher.
Embarrassant, mais néanmoins vrai.
Je décidai de me ranger à l’avis de Brian dans l’espoir que nous n’ayons pas à nous en occuper.
— Qu’en penses-tu, Lugh ? demandai-je. Choisit-on de suivre le plan de Raphael et donc de réexpédier William au Royaume des démons ? Je t’en prie, dis oui, ajoutai-je dans ma tête.
— Oui. Mais avec quelques conditions.
Je transmis sa réponse au Conseil en soupirant de soulagement.